Livre écrit plutôt vers la fin de sa vie, Emily L. voit le jour lors de la période de diversification intensive des activités de Marguerite Duras. Ce roman raconte comment une romancière utilise l'écriture pour fixer son amour dans une histoire inventée.
Résumé
Cette histoire est d'une simplicité extraordinaire. Un couple, l’auteur et son amant, se promène très régulièrement dans le bocage normand, dans le pays de l’embouchure de la Seine et plus particulièrement sur la rive gauche du fleuve, entre Trouville et la rive de la Seine. On ne sait pas si le couple est à la fin de son histoire d’amour ou dans la nostalgie des premiers élans de la passion. C‘est peut-être la même chose. On sait très vite que l’auteur subit, la nuit venue, des hantises. A la sortie du bac qui permet le franchissement du fleuve, l’apparition d’un groupe de touristes asiatiques, qu’elle croit être des coréens, les réveillent et transforment sa sensibilité.
Il s’agit d’écriture. D’amour et d’écrire. Leur amour survivra par l’écriture, par ce qu’elle en écrira. Il faut l’écrire. Surtout les mouvements de la passion. Surtout le regard de l’amant sur elle qui lui donne corps, existence et vie. Ecrire, n’est ce pas les vivre ? A nouveau ? Et plus encore. Un au-delà de la vie, de l’existence, une immensité dont la mer, dans ses mouvements, n’est qu’une incomplète, par nature, métaphore. Comme si c’était toujours la première fois ?
Commentaire
Le roman est construit sur deux temps.
Celle des promenades dans le bocage normand, quasiment au bord de mer et avec pour lointain les eaux de l’embouchure du fleuve, les eaux qui se mélangent ou les eaux puissantes et têtues du fleuve qui barrent le pays, qui limitent la vue, qui mettent la ville portuaire et ses activités dans un au-delà aux contours flous que dessinent les brumes.
Celui ou celle du roman, de l’écriture, de l’écriture d’une histoire d’amour très ancienne, de leur histoire d’amour qui ne cesse de mourir, de même qu'un astre en orbite autour d’une planète ne cesse pas de tomber.
La mise en écriture de ce roman est le début de la recherche de son objet autobiographique. Le romanesque est une essence à découvrir. Son écriture est une autre écriture à décrypter comme une fouille archéologique d’un monde enfoui qu’il faut exhumer, dont on ne retrouve que des parcelles qu’il faut répertorier, classer, rassembler et dont il faut construire avec modestie le sens, la vérité.
On entre dans cette écriture-là comme on entre dans le bar d’un hôtel, l’Hôtel de la Marine : on quitte une place ensoleillée pour l’ombre et la pénombre d’un intérieur de bar, on laisse derrière soi une nature, un village où se côtoient résidents et gens de passage, pour un autre monde, fermé, aux lueurs sans éclat sinon celles de leurs gestes et de leurs paroles, de leurs relations comme de leur silence et de leur solitude, qui seuls s’écrivent.
L’histoire de ces êtres apparait d'évidence.
Elle est décantée de tous les bruits et de toutes les agitations de la vie quotidienne. Elle se raconte sans heurt, sans contradiction comme un livre : cette histoire, comme un livre, s’écrit. Le romanesque met en mouvement des personnages et des vies. Une histoire
Ici, celle de deux personnages, deux anglais, toujours en voyage, toujours sur un bateau, sans domicile réel sinon celui de leur amour. Le Captain et Emily L. Deux personnages immobiles devant leur verre de bière fortement alcoolisée et leur bourbon. Deux personnages qui ne parlent qu’anglais et dont le couple constitue un monde parmi les French, avec, pour témoins, la patronne pétrie de respect et d’une peur existentielle devant leur amour momifié dans la consommation d’alcool, et la fille de la patronne qui est dans l’irrespect de la jeunesse et la curiosité de ces gens et de leur amour, puis les deux visiteurs silencieux que sont l’auteur et son amant. Deux figures qui sont tout autant des dédoublement de l'auteur qui invente l'histoire du Captain et d'Emily L.
Deux personnages dont leur amour est la mise en abyme de celui de l’auteur et de son amant, jusqu’à en perdre toute réalité, pour une irréalité qui révèle un immense amour sur lequel ils voguent dans une errance de fantômes de leur passion. De quelle passion ?
Mise en abyme de l’auteur et de son amant dans la vie du couple des personnages, le Captain et Emily L. eux-mêmes, dans une autre histoire, celle de l’écriture. Elle, Emily L., se révèle être écrivain, un poète. Amour et poésie, amant et poème. Aimer et écrire. Quand l’un et l’autre sont morts, sont des corps morts de la vie, Emily L. voyage et boit. Le Captain lui vole ses poèmes et les publie. Le dernier poème est volé sans avoir été achevé.
Le poème inachevé et volé est à la femme, qui écrit et qui aime, un enfant attendu et qui meurt avant même d'avoir même existé. Une maternité qui jamais ne peut se résoudre à l'accomplissement de la vie, une création poétique qui jamais ne peut se résoudre à l'achèvement d'une œuvre. Le petit chien auquel tenait tant Emily L. et dont, malgré la mort, elle ne peut se défaire, est une autre mise en abyme du poème qui a disparu avant même d'être achevé et au souvenir duquel elle reste attachée, inexorablement.
Puis la rencontre d'un jeune homme qui sait lui le vol du poème; il est gardien, gardien de la maison de l'écriture et de l'amour d'Emily L., la maison qu'elle quitte quand l'un et l'autre, écrire et aimer, sont deux corps morts de sa vie, gardien du secret du poème volé par le Captaine par amour.
Emily L. lui écrit une lettre, une sorte de dernière lettre. Lettre qui ne parvient au jeune gardien du secret qu'après un périple qui aurait pu être sans fin.
Une lettre, un écrit à nouveau, sans destinataire. Ou à tous. Une œuvre d'art en somme. Une lettre qui révèle l'alchimie de l'écriture : l'oubli des mots de la vie pour trouver les mots de l'existence, ceux qui disent notre être, l'être comme essence de notre existence et puis forcément l'amour comme une disposition existentielle qui ne peut aboutir, qui est immensité de l'être et pour cela indicible, l'amour inaccompli, immanquablement. Sans fin. Sans repos.
A la fin du roman, l'auteur répète derrière la porte fermée de la chambre de son amant la nécessité d'écrire.
Extraits
Extrait autour de la peur
C'est entre deux arrivées du bac, dans le vide de la place, que la peur est arrivée (page 11)
Ils sont une quinzaine, tous pareillement habillés de blanc. Il s'agit d'une même personne indéfiniment multipliée. (page 11)
Ces gens paraissent n'avoir qu'un seul et même visage, c'est pourquoi ils sont effrayants. Ils ont les cheveux en brosse, les yeux bridés, le même air rieur, la même corpulence, la même taille (page 12)
Vous aussi vous aviez peur que recommence à se montrer à moi ces choses de la nuit. (page 12)
Extrait autour des eaux
Et puis on regardait le fleuve. Et puis, de nouveau, les gens. Je n'ai plus parlé tout à coup. (page 53)
Toutes les eaux étaient calmes, celles de la mer et celles du fleuve. Les eaux douces, d'habitude, étaient ralenties dans leur descente vers la mer par ce que j'appelais les grands câbles lisses de la houle qui d'une rive à l'autre interdisait l'accès de la mer. Ce soir, non. A perte de vue, le fleuve coulait dans les eaux de la mer. On aurait dit que les mouvements des eaux étaient portés par le sommeil. (page 151)
C'est l'autre rive qui reçoit le couchant. Le reflet rouge est entré dans la salle du café de la Marine. Il passe sur les murs, sur le miroir. Sur ces gens, sur leurs formes immobiles, ceux qui ne regardent rien, ni vous ni le soleil. (page 98)
Le café de la Marine
Il n'y avait personne cet après-midi-là au café de la Marine. Il y avait les habitués, les clients de la région de Quilleboeuf, et des jeunes gens arrivés par le bac. Nous les connaissions de vue pour la plupart. Ils se tenaient dans la grande salle de la Marine, autour de la patronne et d'une jeune femme, sa fille sans doute....
Beaucoup de ces jeunes gens étaient des employés du port pétrolier de l'autre rive, ils devaient s'arrêter à la Marine avant de rejoindre les villages des marais où ils habitaient. Il y avaient aussi des touristes,..
Mais, autrement, le bar de l'hôtel de la Marine était un lieu tranquille. (page 15-16)
Le poème volé
Elle avait écrit des poésies. Ce n'était pas la première fois. Elle en avait toujours écrit avant, toujours, mais après sa rencontre avec le Captain elle
était restée plusieurs années sans le faire. Et puis voilà qu'elle avait recommencé.
ça avait duré un an. Elle avait écrit des poésies. Quinze. Quinze
poésies....
Elle, elle disait au Captain qu'elle mettait dans ses poésies à la fois toute sa passion pour lui, le Captain, et tout le désespoir de chaque être vivant.
Le Captain, lui, croyait que ce n'était pas ce qu'elle disait mettre qu'elle mettait dans ses poèmes. Ce qu'elle y mettait en réalité, le Captain l'ignorait. Voilà dans quelle situation se trouvait le Captain face aux poèmes que sa femme écrivait.
Le Captain avait souffert. Une vraie damnation. Tout comme si elle l'eût trahi, qu'elle eût une autre vie parallèle à celle qu'il avait crue être la sienne, ici,... Une vie clandestine, cachée, incompréhensible, honteuse peut-être, plus douloureuse encore pour le Captain que si elle lui avait été infidèle avec son corps - ce corps ayant été avant ces poèmes la chose du monde qui l'aurait fait sans doute la supprimer si elle l'avait donné à un autre homme. (page 78)
Voir aussi :